Triste Pitance[2]
Le billet d’Hervé Fenoy

   Il y avait deux charcutiers dans la même rue. Nous achetions nos rillettes chez l’un, le jambon et le boudin chez l’autre. Plus loin, il y avait l’épicerie coloniale, où l’on trouvait en vrac  épices et aromates  du monde entier. Elle embaumait toute la rue. Notre boucher et notre poissonnier connaissaient nos préférences, et prenaient parfois l’initiative de nous réserver tel morceau de viande, ou tel poisson. Le lait venait directement de la ferme, sans passer par la case coopérative, et la plupart des fruits et des légumes du marché venaient de la production locale.

    Le pain était de bonne farine, bien cuit, plus bronzé que doré, avec une mie qui n’était pas blanche, mais gris perle. On pouvait saucer son assiette sans qu’elle se transforme en compote de mie. La viande de bœuf était rouge. Rouge foncé. Elle avait du goût. A cette époque, les cochons n’avaient pas les cuisses rectangulaires, comme pour nos jambons d’aujourd’hui, mais arrondies, avec du gras et de la couenne. Les fromages méritaient ce nom. Dans notre cellier, pendait un carré de lard gras. Foin des mets raffinés mais sans caractère : j’affectionnais tout particulièrement la tranche du dessus, celle qui avait un peu jauni, avec un petit fumet ranci, un peu sauvage.

     Le progrès est passé par là.  On se gave de surimis goût crabe, sans crabe, de chips goût ketchup (j’ai testé, et détesté). Les steaks sont tendres, ah ça oui, ils vous fondent sur la langue, façon pommade, mais ils sont rosâtres, maladifs, insipides, à croire que leur sang a été coupé avec de la flotte. Rien d’étonnant quand on sait comment est nourri le bétail !… Les gens mangent mou. Ils aiment ça. Il y a du sucre dans le saucisson, dans le cassoulet ou le couscous. Le jambon évoque le buvard, le lait n’a plus de crème, et il est inutile de découper le poulet : il se démonte tout seul. Je ne vous parle ni du pain ni du fromage industriels, ça vous ferait pleurer !… quant aux escargots de Bourgogne, ils arrivent de Hongrie (à pied ?).

    Les légumes sont fades, les fruits itou. Les concombres étaient légèrement amers, c’était un régal. Dorénavant, ils sont parfaits pour les bains de pieds. On vous vend des bananes vertes qui rappellent vaguement le savon. Ne cherchez plus de salsifis, on ne les trouve qu’en boîte, et les jours du navet sont comptés. Les rayons du supermarché proposent mille et une sortes de yaourts, allégés, aromatisés bizarre, et avec des couleurs improbables … des sauces toutes prêtes, depuis la bolognaise jusqu’ à la béchamel, en passant par l’orientale ou la béarnaise, et puis des mélanges d’épices : Il y en a pour poisson, pour barbecue, pour paella, pour couscous. On trouve du court-bouillon tout prêt, et même du fond de veau sans veau… mais pour savoir ce qu’il y a dans leurs mixtures, allez vous renseigner au bureau des renseignements, ou alors téléphonez au service qualité : un serveur vocal  vous répondra. Si vous vouliez un peu plus de coriandre et un peu moins de clou de girofle, tant pis ! … Ah oui, du cumin ? On l’a remplacé par de l’aneth !… L’épice de la paella, c’était le safran. On y met du curcuma.

    Chez le pâtissier, les vrais macarons sont à la retraite. Leur ont succédé des choses tendance, de teintes variées, qui ressemblent peu ou prou à des meringues, et qui vous collent une soif de pendu.

    L’avantage de cette pâtée  standard, c’est que l’escalope à la milanaise a exactement le même goût à Carpentras qu’à Lübeck ou à Santiago. Normal, elle fut préparée à Taïwan, et agonisera  au micro ondes, à la maison tout comme au resto. D’ailleurs, elle n’a pas de goût du tout. Au moins, on n’est pas dépaysés !

    Oh, l’œil ahuri du serveur, quand je lui ai gentiment fait remarquer qu’il était écrit « entrecôte » sur le menu, et qu’on m’avait servi un (convenable) faux filet !… Un jour, je suis tombé sur un client qui réclamait à l’épicier un camembert de chèvre, et une autre fois, sur un charcutier qui vendait la véritable merguez du Périgord… A quand les moules du jardin ?

    Au rayon boucherie, commencent à disparaître les appellations classiques. Bientôt plus de jarret, de jumeau, d’entrecôte, plus d’épaule, de souris, de baron, ni de macreuse, mais des viandes à rôtir, à mijoter, à braiser, voire à dégueuler. La prochaine étape sera la suppression du bœuf, du veau, du cheval, du mouton : il y aura des paquets étiquetés « viande ». Pas grave : servez n’importe quoi dans leurs assiettes, du porc, du veau, ou même de la dinde,  la moitié des convives ne fait déjà plus la différence.

    Bon, je vous laisse, je vais finir ma crème goût café, et puis me taper un petit verre de « El Aguila », el verdadero whisky espanol !!!
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