Par Jean-Michel Lavoizard1

Vu d’Afrique, malgré une couverture médiatique flatteuse d’une presse de régime, la France a beaucoup à perdre dans ce qui ressemble à une tournée d’inspection réactive, forcée par l’actualité et décalée des réalités. À l’inverse, la Russie a beaucoup à gagner dans cette campagne proactive d’adhésions motivées par des opportunités.

Alors qu’au cœur de l’été occidental les baromètres climatiques et géopolitiques enregistrent des « pics de température », une double activité diplomatique parallèle, française et russe, s’attache à réchauffer des alliances politiques africaines jugées trop tempérées.

Vu d’Afrique, malgré une couverture médiatique flatteuse d’une presse de régime, la France a beaucoup à perdre dans ce qui ressemble à une tournée d’inspection réactive, forcée par l’actualité et décalée des réalités. À l’inverse, la Russie a beaucoup à gagner dans cette campagne proactive d’adhésions motivées par des opportunités.

Du 25 au 28 juillet, le Président Macron s’est ainsi rendu en Afrique de l’ouest (Bénin, Guinée Bissau) et centrale (Cameroun). Durant la même période, le ministre des Affaires étrangères de Russie, Sergueï Lavrov, a représenté le Président Poutine en Afrique de l’est (Égypte, Ouganda, Éthiopie) et centrale (Congo Brazzaville). Le contexte et les enjeux de ces déplacements dépassent largement leurs intérêts nationaux.

Une Afrique courtisée de part et d’autre

Coïncidence du calendrier qui ne doit rien au hasard, ces visites bilatérales sont en effet les batailles déportées d’une guerre globale, stratégique par ses enjeux de puissance et d’influence qui se déroule sur le continent africain, pris malgré lui à témoin d’un conflit jugé lointain. D’un côté, le camp occidental (États-Unis, Union européenne, Grande-Bretagne, membres de l’OTAN ou alliés, comme Israël).

Face à lui, le Bloc des BRICS qui regroupe depuis 2009 les nouvelles grandes puissances partenaires de la Russie (Brésil, Inde, Chine, Afrique du Sud). Membres du forum intergouvernemental G20 créé dix ans auparavant, ces derniers représentent environ la moitié de la population mondiale et produisent autant de sa croissance économique.

Alors que des puissances régionales, comme la Turquie, côtoient les deux camps sans les concilier, le continent africain est devenu le damier à cinquante-quatre cases d’un jeu hybride entre les échecs, frontal, et le go, obsidional.

La Russie manifeste sans complexe son appétence pour des espaces de puissance qui lui permettent d’échapper à ce qu’elle considère comme une tenaille de l’Alliance atlantique, bras armé d’un projet de gouvernance mondiale dont elle ne partage pas les valeurs progressistes, multiculturalistes et antinationalistes.

Son appétit économique pour les ressources et les débouchés commerciaux africains a été réaffirmé lors du premier Sommet Russie-Afrique de Sotchi, en octobre 2019, qui pourrait être suivi d’une deuxième édition en Afrique, en 2023. Face à la guerre en Ukraine qui ne les concerne que par son impact économique, les intérêts africains restent partagés. Aucun des pays membres de l’Union africaine (UA) ne soutient ouvertement la position russe. La plupart ont condamné par principe et sous pression occidentale cette violation du droit international, sans pour autant appliquer ni approuver les sanctions décidées, dans une posture non alignée de neutralité affichée.

La visite récente à Moscou du Président du Sénégal et de l’UA, Macky Sall, a confirmé la volonté partagée de maintenir les relations politiques et économiques avec la Russie. L’Égypte est une porte d’entrée et un débouché céréalier sur le continent africain. Le ministre Lavrov y est arrivé au lendemain de la cérémonie de signature à Istanbul d’un « Accord sur le transport sécurisé de céréales et de denrées alimentaires depuis les ports ukrainiens », sous le double patronage des Nations Unies et de la Turquie. Sergueï Lavrov s’est ensuite rendu au Congo-Brazzaville où il a rencontré le 25 juillet le président Denis Sassou Nguesso.

Dans le fief du dirigeant au pouvoir depuis plus de 35 ans, le diplomate russe a assuré à son hôte que les opérations russes en cours à Odessa ne visent que des cibles militaires et n’empêcheront pas l’exportation de blé ukrainien. De quoi désamorcer la campagne occidentale de manipulation insufflée par les États-Unis, reprise en chœur par ses porte-voix européens, par un amalgame historique, anachronique et infondé, entre une supposée « politique russe de la famine » et le spectre de l’Holodomor en Ukraine. Comme Madagascar, le Congo Brazzaville a conclu en avril dernier un accord militaire avec la Russie, qui pourrait bien faire des émules. Quant à l’Éthiopie, reliée à la mer Rouge via Djibouti par une ancienne route caravanière devenue un point de passage obligé de la Nouvelle route [chinoise] de la soie, doublée d’une voie ferrée reconstruite par la Chine, elle abrite le siège de l’UA.

La France sur la voie du déclin en Afrique

La France, en voie de dilution culturelle par renoncement identitaire, perd continûment pied politique et la main économique en Afrique, où elle maintient à perte un lourd dispositif militaire, attribut coûteux d’une puissance tutélaire contestée par des populations animées par une volonté de revanche historique et de rattrapage matériel.

Sempiternelle repentante masochiste, la Macronie s’expose volontairement à tous les coups au-delà de ce que ses supposées victimes attendent d’elle, par un réexamen de l’histoire coloniale que réclament, seuls, des intellectuels et des activistes guerriers de la Toile d’une diaspora africaine boboïsée. Sans autre bénéfice pour le pays qui les a accueillis que le sentiment d’appartenir au Camp du progrès et l’illusion de calmer les hostilités populaires à son encontre, qu’elle encourage.

L’adhésion récente du Gabon et du Togo au Commonwealth sont des signes patents d’un jeu géopolitique à somme positive pour les économies africaines, nouvelle étape de l’effacement relatif de la France en Afrique. Les discours au Cameroun, corridor terrestre reliant le Tchad à la côte atlantique, essentiel dans le dispositif de lutte contre le terrorisme islamiste qui ronge le nord du pays, ont été émaillés de banalités démagogiques qui ne trompent personne, comme « la jeunesse est l’avenir de la société », dans un pays dirigé depuis quarante ans par le Président Biya.

Ou l’accusation, facile et vaine, de la Russie, d’être « l’une des dernières puissances impériales coloniales », comme pour faire diversion de son propre passé non assumé. Comme le Cameroun pour le Tchad, le Bénin assure la continuité terrestre du dispositif anti-terroriste avec le Niger, pays d’accueil des forces françaises suite à leur expulsion du Mali, que Macron continue de présenter comme un départ volontaire en réaction à la présence concurrente des mercenaires du groupe de sécurité russe Wagner. Personne n’est dupe, et les jugements à l’emporte-pièce français sont malvenus. La visite en Guinée Bissau est motivée par le fait que ce petit pays lusophone de deux millions d’habitants et d’une superficie équivalente à trois fois la région Île-de-France, préside depuis peu la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Au-delà de la taille des pays visités et de leurs marchés, chaque voix de ralliement politique compte.

Par effet de spirale descendante sans fin, la France est devenue championne des échecs sociaux et culturels, politiques et économiques, sans vitalité identitaire ni ressort national. Devenue inapte au combat durable de haute intensité, sans autre moyen dissuasif qu’un bluff nucléaire auquel personne ne croit sérieusement, elle tente désespérément de jouer sans atout une partie européenne de poker menteur dont l’Allemagne pourrait sortir seule vainqueur. N’ayant pas l’initiative du rapport de force avec la Russie, elle s’est résignée à l’idée de subir et de réagir à la compétition, concurrence de sa puissance, à la contestation de son influence et à l’affrontement, nouveau triptyque de sa politique de défense. Les pays africains, comme la Russie, le savent. Ils maximisent leurs avantages avec des partenaires jugés solvables, solides et crédibles.

Dans le feuilleton nucléaire estival qui défraye la chronique sans effrayer personne, la France est confrontée à une Russie fière et déterminée, championne du jeu frontal d’échecs, partenaire d’une Chine championne de l’encerclement par la stratégie de go. Dans le climat actuel d’hystérie géopolitique attisée par une manipulation sans limites des opinions publiques, on voit mal comment cette double activité diplomatique parallèle pourrait converger vers un apaisement raisonné. La France est en situation d’échec ; sera-t-elle mat ?

 

Note :

1) ancien officier des forces spéciales, dirige une compagnie d’intelligence stratégique active en Afrique depuis 2006

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