Un billet de Michel Maffesoli :

 

Les peuples qui se révoltent veulent-ils plus de confort matériel ou aspirent-ils en réalité à quelque chose de plus mystérieux, de plus fondamental et peut-être de plus spirituel, relevant du rêve et de l’espérance ? Michel Maffesoli opte pour cette seconde alternative, dans la lignée d’un Georges Sorel qui faisait du mythe le moteur caché de toute véritable insurrection. Un printemps des peuples se fait jour en de très nombreux endroits du monde. Sans doute est-ce le signe que la postmodernité n’est pas aussi matérialiste et désenchantée qu’on ne le prétend parfois. Nous autres, contemporains, sommes encore capables de voir par-delà l’univers de l’avoir. Nous sommes encore capables de nous enthousiasmer, au sens le plus fort de ce verbe, car l’« enthousiaste » est celui qui porte un dieu à l’intérieur de lui-même. Le 18 avril, Michel Maffesoli fait paraître la quatrième édition de poche de son livre Le temps des tribus (dans la collection « La petite vermillon »), qui avait paru pour la première fois en 1988, et où il diagnostiquait déjà le retour en force de l’imaginaire après la parenthèse rationaliste et scientiste de la modernité.

 

En Amérique du Sud, dans les tribus des Indiens Guayaki, le chef, chaque matin faisait un discours que personne n’écoutait. Chacun vaquant à ses occupations, sans prêter attention aux admonestations on ne peut plus répétitives de celui dont la fonction essentielle était de parler.

Toutes proportions gardées, n’est-ce pas quelque chose de cet ordre qui est en train de se passer de nos jours ? Sinon que la chefferie a éclaté. Ils sont foison les petits chefs redisant, « dans le poste », sur les plateaux TV et dans les bulletins paroissiaux leurs identiques sornettes. Sornettes qui même en paraissant diverger sont, tout à la fois, étrangement identiques et complètement désuètes.

Mais est-ce bien important ? A ces lieux communs dits sociétaux répond tel un bruit de fond social : « Cause toujours, tu m’intéresses ! »

En finir avec l’économicisme.

C’est en effet la seule réponse qu’il convient de faire à cette élite déconnectée qu’en son temps, ainsi que je l’ai déjà indiqué, Joseph de Maistre appelait la « canaille mondaine ». Il faudrait écrire, à nouveau, des « Soirées de Saint Pétersbourg » pour se moquer de tous ces étourdis poussant des cris d’orfraie « au moindre mot qui passe leur intelligence ».

« Qui passe leur intelligence », car, en son sens étymologique, ce mot veut dire recueillir. La vraie intelligence est celle qui sait, d’un long savoir incorporé, rassembler ce qui est épars. Voilà un instinct ancestral, fondement de la sagesse populaire, que les élites contemporaines, ne sont plus à même de saisir. A fortiori de comprendre.

Et pourquoi ? Parce qu’obnubilée par sa pensée à courte vue, cette élite en déshérence, dans sa lente mais sûre agonie, a du mal à saisir ce qui est en jeu dans ces temps de trouble et d’effervescence. Courte vue en ce qu’elle n’arrive pas à dépasser la conception étroitement économiciste étant l’alpha et l’oméga du matérialisme moderne.

C’est amusant d’entendre ces experts, journalistes et autres politiques, en général incultes, proférer des kyrielles de lieux communs sur le « pouvoir d’achat », les taxes, divers impôts et autre « indexation des retraites » qui seraient à l’origine des soulèvements populaires. La marxisation des esprits, d’un marxisme de bas étage, a fait des ravages dans l’intelligentsia. Marxisme inconscient bien entendu, qui, dans la prévalence accordée à « l’infrastructure », à l’argent, à la consommation, ne peut en rien saisir ce souci de plus en plus impérieux : le qualitatif de l’existence. En son sens philosophique, ce souci on ne peut plus pressant met l’accent sur ce qu’a l’existence de luxueux : le prix des choses sans prix ! Le luxe étant proche de la « luxation », ce qui n’est plus fonctionnel !

 

Nos élites ne comprennent plus rien.

Voilà qui en fera ricaner plus d’un, de ces étourdis médiatiques, ne voyant pas plus loin que le bout de leur nez. Il faudrait leur conseiller de relire la « Lettre volée » d’Edgar Poe et le commentaire qu’en faisait, en son temps, Jacques Lacan. Comme cette lettre est bien en évidence, on ne la voit pas. Oui, elle « crève » les yeux, aussi ils ne la voient pas.

J’ai souvent indiqué que les évidences purement théoriques ne permettaient pas, justement, de voir ce qui est évident. Peut-être même est-ce la caractéristique essentielle de la bien-pensance et du politiquement correct. Le clivage gauche/droite n’est certainement plus à l’ordre du jour. Par contre, le progressisme, le rationalisme, l’individualisme, fondements du paradigme moderne, voilà bien les mots clefs de ces Niagara d’eau tiède de bons sentiments déversés par tous, sans coup férir dans les médias mainstream de plus en plus désertés. Ces valeurs « progressistes », issues des XVIIIe et XIXe siècles, sont celles des bien-pensants ayant le pouvoir médiatique. Et par un processus psychanalytique bien connu, ils « projettent » ces valeurs propres à leur Caste comme étant admises par la société en général.

Or, il se trouve que ces mots clefs n’ouvrent plus aucune porte. Mots usés jusqu’à la corde et n’exprimant plus rien sinon la futilité de ceux qui les emploient. Mots impertinents, c’est-à-dire n’étant plus en pertinence avec le « Nous », l’émotionnel et l’instant éternel dont les révoltes populaires sont l’expression.

 

Soyons sensibles au nouveau.

Ce qui, en effet, est en jeu dans celles-ci est un moment de germination que ne peuvent pas comprendre ceux qui vitupèrent contre la « montée en puissance des fachos » ou contre « ceux qui fument des clopes et roulent en Diesel ». Le Média Mogul qu’est BHL, ou le politique d’un vieux monde finissant, le pauvre B. Griveaux, en prononçant ces définitives sentences, frappées comme on le voit du bon coin philosophique, ces sommités ayant leurs charentaises dans toute la presse établie, ne faisaient qu’indiquer en expectorant de telles formules la place qui était la leur, pour paraphraser Hegel : dans « l’ossuaire des réalités ».

Car voilà qui souligne bien un manque évident de ce discernement des esprits qui seul permet la lucidité propre au penseur libre. La discretio en effet est cela même qui permet le discernement et la discrétion qu’il convient d’avoir. En particulier quand se manifeste le renouveau des choses. Et les effervescences populaires, s’exprimant un peu partout de par le monde, ne sont-elles pas justement l’expression d’un tel renouveau ?

Et il ne sert à rien, contre celui-ci, de faire preuve de cette « hubris » propre à l’orgueil du sachant, propre à la paranoïa des élites, ayant perdu le contact avec le peuple qu’elles sont censées représenter. La Caste en question voulant exprimer un nouveau monde politico-sociétalest plutôt la manifestation d’un « tout petit monde », celui des « bobos », représentants typiques de ce qu’en allemand on nomme Altneue : une vieillerie se donnant une allure nouvelle sans en avoir aucune des qualités.

Et ce, tout simplement, parce que l’oligarchie médiatique a oublié le vieil adage de la représentation authentique : par le peuple, pour le peuple, au nom du peuple !

 

« Le résidu divin »

Mais de cela l’on est fort loin. Car, munie d’un stock de mots pompeux puisés dans son arrière-boutique mercantiliste, que peut-elle donc comprendre, cette oligarchie, de la quête spirituelle qui est, bien plus profondément, en jeu ? C’est bien cela dont il est question. Au travers des échanges sans fin, des rassemblements sans but précis, des partages échafaudés dans les ronds-points, des solidarités se diffusant dans les réseaux sociaux, c’est bien la recherche d’une âme collective qui s’exprime dans les révoltes populaires.

Bien sûr, toute chose essentielle a besoin de prétexte. Prétexte qui est légitimation, rationalisation d’un désir bien plus immatériel. Prétexte parfois médiocre. Mais la médiocrité dans la vie n’est-elle pas nécessaire ? C’est comme l’azote dans l’air, sans lequel tout prendrait feu. Un « pré-texte » ne fait qu’introduire au véritable texte. Celui-ci ne désigne-t-il pas, au-delà de l’homme du besoin, l’impérieuse nostalgie de l’homme de désir ? Ce que Joseph de Maistre, encore lui, nommait un « résidu divin ». C’est-à-dire un reste fondamental, une structure anthropologique qui parfois est occultée, déniée, marginalisée. Ce qui fut le cas durant la modernité, mais qui, à d’autres moments, retrouve une indéniable force et vigueur. Tel est à mon sens le vrai roi clandestin de l’époque postmoderne.

 

Le rêve et le réel

Quelque chose qui est de l’ordre du rêve. Donc quelque peu ombreux et mystérieux. C’est le mystère qui unit entre eux ceux qui y participent. Une ombre lumineuse, ou, pour rester dans l’oxymore, une « obscure clarté ». Voilà ce que sont les affoulements contemporains. Des rassemblements sacramentels rendant visibles la force invisible de tout « être-ensemble ».

Dialogie entre le visible et l’invisible que les pense-menu sont incapables de comprendre. Il en est de même pour les organisateurs du Grand Déballage nommé abusivement « Grand Débat National ». Ceux-ci ayant déjà leurs réponses a priori – ce qui est le propre de la bureaucratie technocratique – sont bien incapables de sentir et d’appréhender les questions fondamentales animant la sagesse populaire.

Le cœur battant de celle-ci est cette irréfragable liaison existant entre le rêve et le réel. Mixte étroit ressemblant à la spirale de Moebius. Ruban dont l’intérieur et l’extérieur constituent en courbe un perpétuel mouvement. N’est-ce point cette conjugaison qui constitue la forte dynamique des mouvements populaires quels qu’ils soient ?

Oui, c’est bien le printemps des peuples qui est en cours. Mais cela n’est pas fait pour amuser les écoles, les salles de rédaction et les bureaux politiques qui, eux, restent obnubilés par ce que Hermann Hesse nommait prophétiquement : « l’ère de la page de variétés ».

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