Entretien avec…

 

IL Y A DES JOURS OÙ LA FORCE D’INERTIE SEMBLE IMPLACABLE, où le système semble trop bien ancré pour être changé de fond en comble, où toute révolution semble impossible. Mais est-ce là une fatalité ? Le statu quo est-il inéluctable ? Lorsque l’on constate que la contestation, de plus en plus fréquente, semble être axée sur un partage plus équilibré au sein du système actuel, mais jamais une remise en question de ses fondements mêmes, on peut se dire que oui, la révolution ne sera pas pour demain. Défenseur d’une voix tierce, d’un système alternatif, Georges Feltin-Tracol refuse tout pessimisme et tout fatalisme. Il y a une lumière au bout du tunnel ; encore faut-il que nous mettions l’épaule a la roue et que nous nous assurions de franchir ledit tunnel.

 

Harfang – Vous êtes un partisan d’une troisième voie. Quels sont les éléments fondamentaux qui doivent guider une troisième voie ?

 

Georges Feltin-Tracol – « Troisième voie » est une expression assez galvaudée qui se caractérise par une grande plasticité sémantique, ce qui peut signifier tout et son contraire. On a déjà oublié qu’au milieu des années 1990, Anthony Giddens conseillait le Premier ministre britannique Tony Blair sur une ligne dite de « troisième voie », à savoir la mutation de la social-démocratie en un social-libéralisme multiculturaliste et hédoniste, d’où cette combinaison audacieuse du libéralisme économique de Thatcher, de l’atlantisme de Reagan et du gauchisme culturel post-French Theory. La véritable troisième voie, celle du « ni gauche ni droite » ou du fameux « ni trusts ni soviets », résulte toujours d’un contexte historique, social, géographique et culturel spécifique. Elle n’entend pas fondre les aspects supposés positifs du collectivisme dans ceux du capitalisme ou de ceux du dirigisme avec ceux du libéralisme. Elle vise plutôt à transcender ces clivages propres a la modernité.

Au lieu d’être contre le communisme et le capitalisme, contre la Chine et la construction européenne, contre le marché et la planification, la troisième voie s’articule autour d’un cadre ternaire fondamental, c’est-à-dire le peuple (ethnos, demos et plebs), ses communautés organiques subsidiaires d’ordre spirituel, ethnique ou professionnel, et l’État, organisateur du politique. D’où sa profusion au XXe siècle, de Fiume à Juan Péron en passant par la très complexe « Révolution conservatrice », les théories socio-économiques du gaullisme de gauche en France, le créditisme et le socialisme anglais des guildes.

 

H – Dans « La France interdite », Laurent Obertone écrit lucidement : « Qui peut encore croire que les révolutions existent ? Certes, on voit l’impatience, la colère, la révolte, monter contre cette administration, et nos représentants. Mais à aucun moment cette foule n’exige la fin du système : elle veut seulement de l’attention, rien que pour elle. Des privilèges et des promotions, plus vite et pour elle seule. Plus, encore plus de système. » La contestation actuelle, qu’elle parte de la gauche ou de la droite, ne vise-t-elle pas davantage à obtenir des concessions qu’un changement profond ?

GFT – Laurent Obertone ne fait que répéter ce qu’écrivait Jacques Ellul dans « De la révolution aux révoltes » en 1972. Professeur de l’histoire du droit, théologien protestant et penseur écologiste anti-technicien, il annonçait juste après Mai 68, la fin du « Grand Soir » révolutionnaire et des « Petits Matins » réactionnaires. Les révoltes actuelles qui parcourent tout l’Occident (pensons aux « Gilets Jaunes » français et belges ou aux Forconi italiens en 2013) ne sont que des jacqueries hypermodernes.

Les contestations présentes veulent une plus grande part du gâteau. Elles n’ont nullement l’intention de renverser le « Système » et encore moins le désir de changer de paradigme. Elles veulent surtout jouir dans la consommation… Et pourtant, après avoir fait connaissance dans les manifestations et échanger sur tous les sujets possibles, ceux qui participent a ces contestations partielles se découvrent des affinités et insistent sur l’importance du Bien commun et des communs (eau, énergies, paysages, infrastructures de transport…). L’absence de militants tercéristes aux ronds-points rend cependant mure le risque de récupération des manifestants par les gauchistes. Tout changement profond de la société ne peut surgir que d’une crise majeure bien plus intense que celle, financière, de 2008.

 

H – Les populismes, qui sont en pleine montée, ne sont-ils pas une soupape pour permettre au système de survivre ?

 

GFT – « Populisme » est lui aussi un mot-valise qui désigne aussi bien, pour rester en France, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Jean Lassalle et même Emmanuel Macron. Capable d’adopter n’importe quelle théorie politique, le populisme constitue en fait une belle soupape de sécurité pour le maintien et le renforcement du système en place. Le « populisme » n’est qu’un facteur revendicatif et contestataire protéiforme. L’existence des réseaux sociaux et leur recours massif accentuent ce constat au point de changer le peuple (la plèbe) en foules indifférenciées et médiatiquement influençables.

L’oligarchie ploutocratique délaisse désormais la démocratie et encourage l’ochlocratie. La « Troisième Voie » récuse à la fois la démocratie moderne et la tyrannie ; elle propose une aristocratie populaire, des élites surgies du peuple.

 

H – Les systèmes politiques sont relativement neutres : il peut y avoir des monarchies libérales ou organiques, des socialismes enracinés ou cosmopolites… Le changement de mentalité, culturel et métapolitique, n’est-il pas plus important qu’un changement de régime ?

 

GFT – Un système politique n’est jamais neutre ; il comporte et diffuse autour de lui des valeurs collectives spécifiques. C’est pourquoi l’action métapolitique, culturelle et sociale, est primordiale. Le nationaliste moderne français Charles Maurras ne l’a jamais compris. Pour lui, renverser la IIIe République et restaurer la royauté (avec la branche cadette et libérale des Orléans !) suffisaient a retrouver une « France nationale ». Il décède trop tôt pour observer l’abdication complète des monarchies européennes. Tous les souverains européens approuvent le cosmopolitisme, l’idéologie du genre, le « vivre ensemble » multiculturel. L’exemple le plus grotesque demeure l’abdication d’une trentaine d’heures du roi des Belges Baudoin qui ne voulait pas signer la légalisation de l’avortement en 1991. Il aurait dû soit vraiment abdiquer, soit tenter un putsch. Sauf exceptions particulières, le sursaut ne viendra pas des dynasties révolues et encore moins d’une « majorité silencieuse » d’un peuple fragmenté par la mondialisation – globalisation.

 

H – Dans votre dernier ouvrage en date, vous proposez des troisièmes voies, mais y a-t-il encore deux voies ou une seule et unique voie que tous les peuples sont contraints de suivre sous la menace des organismes supranationaux ?

 

GFT – Aujourd’hui, le libéralisme n’a plus pour adversaire le communisme soviétique. L’ineffable Thatcher a très tôt célébré « TINA », l’absence de toute véritable alternative crédible. En s’appuyant sur de nombreuses théories et sur quelques expériences passées, la Troisième Voie envisage des réponses socio-économiques adaptées a l’âme de chaque peuple. Il s’agit maintenant de s’extraire en même temps (formule qui a pris en France une tournure très présidentielle…) du globalisme et des souverainismes nationaux ou régionaux. En réalité, la Troisième Voie représente la simplification théorique d’un champ de bataille intellectuelle fracturé en quatre ensembles antagonistes :

  • les cosmopolites réclament un monde hétérogène de sociétés hétérogènes et juxtaposées avec des identités formelles, contractuelles et mouvantes,
  • les souverainistes nationaux souhaitent un monde homogène de collectivités politiques elles-mêmes uniformes,
  • les indépendantistes régionaux (ou ethniques) rêvent d’un monde homogène de sociétés politiques bigarrées et multiculturalistes,
  • les partisans des grands espaces continentaux autocentrés soutiennent un monde hétérogène de civilisations homogènes et enracinées.

C’est dans cette nouvelle configuration que se dérouleront les prochaines guerres.

 

H – Pour pousser plus loin dans cette optique, le Tiers-monde connut de nombreux gouvernements proposant des systèmes alternatifs. On peut penser à Nasser, Kadhafi, Hussein. Existe-t-il encore de telles alternatives sur le globe ?

 

GFT – Il faut oublier les régimes illibéraux d’Europe centrale et orientale qui sont attentistes et pragmatiques. Le Venezuela d’Hugo Chavez aurait pu donner une authentique voie tercériste s’il n’avait pas fait appel à la kleptocratie communiste cubaine. Quant à l’opposition au Président Maduro, elle travaille pour la voyoucratie yankee.

La Corée du Nord avec sa belle doctrine du juche (l’autosuffisance nationale) peut être considérée, avec certaines réserves, comme une troisième voie issue de la matrice communiste. Le Bélarus d’Alexandre Loukatchenko représente en Europe une (modeste) tentative de troisième voie postsoviétique balbutiante.

En République islamique d’Iran s’applique une autre forme de troisième voie, en particulier dans les institutions avec un Guide suprême, garant de l’essentiel, et un président de la République qui gère le quotidien. L’expérience jaune – verte en cours en Italie (la coalition gouvernementale Lega – Mouvement 5 Étoiles sur laquelle plane l’ombre du défunt Giorgio Almirante, chef du MSI dans les années 1970 – 1980) entrevoit une très timide orientation tercériste.

 

H – Le néolibéralisme est-il devenu une fatalité inéluctable ?

 

GFT – En 1992, la réponse aurait été « oui », surtout a l’échelle d’une vie humaine. Aujourd’hui, le cycle néo-libéral s’achève enfin. On observe un fossé croissant entre l’hyperclasse oligarchique planétaire et les peuples. La « Nouvelle Classe » planétaire parvient à détourner à son avantage une saine colère populaire, d’où le calamiteux Brexit et les élections de Trump et de Bolsonaro. Le néo-libéralisme bankstériste n’est cependant pas fatal. Il continue certes à peser sur nos vies. La « décolonisation de nos imaginaires » prendra toutefois bien du temps. Il est même possible que nous connaissions l’échec et qu’un ultra-libéralisme 3.0 ou 4.0 triomphe au final ! N’oublions pas que nous luttons en plein « Âge de Fer ». Raison supplémentaire pour exiger un nouveau nomos de la Terre.

Georges Feltin-Tracol prendra la parole lors de la Fête de la Ligue du Midi le dimanche 8 septembre en Petite Camargue

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