Le billet de Vitus

Corse

C’est un peuple qui ne veut pas perdre son identité sous le raz de marée des invasions. Qu’elles arrivent par les famines du Sud ou par les appétits financiers du Nord, la Corse est sur leur route. Tous les prétextes sont bons. Et la Corse, vigilante depuis ses tours qui la protègent, depuis le regard antique de son habitant qui traverse l’intention du celui qui débarque, garde l’arme au pied, visible, pour offrir le luxe de donner à manger et à boire mais sans faire prendre aucun risque aux siens. Voilà ce que les siècles ont enseigné à ce petit peuple si terriblement exposé au milieu de la Mare Nostrum.

C’est là que j’ai rencontré la patrie de l’amitié fraternelle. L’hospitalité y est une réalité concrète, intelligente. Elle ne se fait pas sans inventaire. Car la Corse est terre de mémoire. Elle n’oublie pas le mal qui lui a été fait, tout le monde sait cela. Mais elle n’oublie pas non plus le bien et cette reconnaissance que beaucoup d’innocents pensent naturelle va se chercher au fond de la chaussure. Ce n’est pas la reconnaissance qui se vit naturellement. C’est l’ingratitude. Si le Continent avait à apprendre quelque chose d’insurmontable en Corse, ce serait ce réflexe de reconnaissance que l’anonymat de l’espace endort chez celui qui abandonne le soin de la vigilance. Il n’est pas de remède contre cette plaie. Et c’est elle qui laisse sans doute la plus réelle douleur. Car dans cette île, personne ne vit ni ne meurt isolé. C’est ici la citadelle de la liberté et de l’identité. On est accueilli comme un frère si l’on arrive comme un frère. Le précepteur des Droits de l’Homme et des catéchismes lénifiants rend l’insulaire subitement sourd. J’ai appris en Corse ce que j’avais appris de vieux soldats et des guerriers de mon enfance. Rien de plus violent qu’un non-violent. Qu’un pacifiste s’annonce et la guerre est proche. La paix a toujours été protégée et gardée par les vieux hommes de guerre qui en savent le prix. Et sous la bénédiction du Dieu de la Bible qui aime et qui protège les siens dans un monde dont le Prince n’est pas un ami. La paix n’a jamais été le fruit de la vanité de ses hâbleurs.

Le peuple corse est dur et tendre, il est aimable et violent. Il vibre et il chante. Il se souvient toujours et il fait attention. Les rêveurs fanatiques de normes grisâtres auxquelles ils rêvent d’assujettir le monde feront à la Corse, en lui parlant de leur porte-voix qu’ont tellement aimé tellement de Continentaux, l’effet de l’eau sur la plume du canard.

Que la politesse, infiniment patiente du berger du Niolo, ne dupe pas ce prédicateur impénitent venu des Loges ou venu des parlements où la Finance est reine. La politesse c’est ce qui a l’éternité devant soi. Le Corse n’est pas un homme pressé. Il possède en lui le respect de la vie. Il a le temps. Il a donc l’éternité. Combien je les ai trouvés misérables ces femmes et ces hommes, à partir déjà du port de Marseille, qui vous adressent la parole pour vous fausser compagnie. Ils vous insultent et ils ignorent qu’ils vous insultent. Car le Corse est un chat. L’éternité est en lui mais la nuit, il ne dort pas vraiment. L’étranger, dès Poretta, dès la Place Saint Nicolas se souviendra utilement de Sacha Guitry, ce Français léger d’âme profonde qui rappelait à ses visiteurs cette évidence que l’hypocrisie seule voudrait camoufler: “Vous êtes ici chez vous, mais ne perdez pas de vue que vous êtes chez moi.” Le courage et la loyauté c’est ce qui vient de loin. Le respect est l’écrin de ces deux vertus. Il y a chez les hommes une sorte de pensée qui engage l’être tout entier. Il y a un moment où ce n’est plus le cerveau seul qui décide. Il y a au fond de nous parfois une autre voix que celle de la raison pour avoir le dernier mot. La voix de tous les hommes était cette voix-là. On l’entend encore là où elle subsiste. Elle n’est pas la voix de l’argent anonyme et puissant et, sans méconnaître les impératifs économiques, cette voix s’est considérablement soumise aux marchands planétaires qui rêvent de clients devenus nomades et amnésiques.

Dans cet univers de mort la rencontre d’une rose ou d’un chat redonne à la vie de la couleur, du parfum, de l’écho. Il ne faut pas beaucoup chercher pour trouver cela dans la voix d’un Corse, dans la tendresse mâle de son regard, dans la profondeur mélodieuse de ses chants. Le reste se déroule très vite comme le faisceau de pièces à conviction : C’est le désintéressement, c’est le désir de servir, c’est le courage d’homme à homme, c’est la fidélité à la parole donnée, c’est la loyauté, c’est l’amour des siens, de sa terre, de son village, de ses anciens. La Corse a maintenu dans ses inaliénables profondeurs l’humilité de rendre à ceux qui précédèrent l’intelligence d’avoir imaginé et conçu un monde où la vie n’est dangereuse que pour les inconscients et les provocateurs qui en menacent l’équilibre et les règles.

Les amoureux du Grand Tout trouveront bien ici deux ou trois endroits barricadés de ciment et de bruit. Mais dans tous ses lieux saints où bat le cœur de l’antique terre la Corse aimera continuer de vivre sans eux. Car l’horizon de mer depuis la crête de Cervione et de l’Ospédale donne sans vergogne l’idée de ce qu’on attend du Paradis. Et il y a dans la vie des impatiences telles qu’elles peuvent faire déraper. Il faut savoir aimer trop pour comprendre cela.

Oui, j’ai aimé à la passion cette femme brune et grave. Son regard est une flamme rouge et bleue. Et puis j’ai découvert aussi que la Corse n’est jamais séduite. Elle n’est jamais possédée. La silhouette de cette Corse qui est une femme jamais soumise et qui enflamme le cœur de ceux qui l’aiment m’a appris que les amours éternelles sont celles qui ne cessent jamais de débuter. Elle est un bonheur permanent qui commence et qui recommence sans trêve.

Corse

La prendre à bras le corps tout en sachant que personne ne l’a jamais prise et ne la prendra jamais. On ne s’empare pas d’un flot d’écumes mélangé à un tourbillon d’étincelles. On ne s’empare pas d’un bouquet de couleurs ni d’une gerbe d’odeurs. Au tarif notarial les adipeux à gros bateaux peuvent se facturer l’illusion d’un temps qui leur fera plaisir. Sauront-ils un jour, ceux-là, que la Corse n’appartient pas non plus aux Corses. Ils en sont les gardiens comme des enfants sont les gardiens de leurs parents dans les terres encore civilisées. Le pacte secret a été scellé entre le ciel et la montagne. Les anges qui veillent connaissent depuis toujours les noms des prédestinés. Je crois que ces anges sont des anges qui sourient. Sur cette terre sainte où l’éclat de rire ne vient que de Marseille ou de Paris, l’humour fourmille pourtant et se remarque en lumières discrètes dans le coin des yeux. Le peuple corse est un transmetteur d’âme en prenant soin de ne pas accaparer la propriété des générations. Il est locataire pour un temps de la maison qu’il occupe. Il la transmettra à d’autres locataires. Ses chants touchent les cœurs. Ses chants ne parlent pas aux intelligences. Même pas aux musiciens. Le chant corse parle à l’infini, il s’adresse à Dieu et à ses anges et c’est là qu’a lieu la rencontre. Les bergers qui devinent tout cela ont même inventé pour se parler, d’un vallon à l’autre, des chants improvisés et il n’est pas rare, le soir venu, de retrouver ces bergers qui poursuivent en tête à tête la paghjella  commencée l’après-midi.

L’esprit cartésien est un peu myope pour le dedans de quelques vérités. Le ressort de la vie et le bouillonnement des âmes l’agacent. Il invoque l’ordre civil. Les gardiens de cet empire aux frontières infinies lui donnent le tournis. La passion de la liberté et de ses espaces infinis fera toujours hurler les maniaques des horizons à barbelés. C’est cette mission venue des anges qui veillent avec des épées dans l’embrasure des portes du Paradis qui donne aux Corses l’exacte apparence du bonheur d’être tristes.

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