justice de classe

 

Bruno Lafourcade sur l’affaire Estéban/Méric

 

Bruno Lafourcade est né en 1966. Après des études de lettres modernes, il a travaillé dans l’agriculture, la restauration, la publicité et l’enseignement. Entre deux emplois, il a aussi écrit et publié des romans et des essais, dont Sur le suicide (2014) aux éditions François Bourin. Il vit désormais près de Mont-de-Marsan, dans les Landes. L’Ivraie est son dernier roman reflet de son expérience dans l’enseignement.

 

« Vous vous attendiez à quoi ? Ce que vous pouvez être naïf… »

 

Oui, je suis naïf, et je n’envie pas les gens qui ne le sont pas, que rien n’étonne ni ne révolte : vendredi, la cour d’assises de Paris a condamné, respectivement, à onze ans et sept ans de prison Esteban Morillo et Samuel Dufour. Oui, la justice politique, la justice impunie, qui se double ici d’une justice de classe, ne laisse pas de me stupéfier.

J’avais écrit, en 2013, un texte sur les circonstances de la mort de Clément Méric. Il commence par ce qui s’est dit, quelques heures, parfois quelques minutes, après les faits, et qui donnait déjà envie de s’arracher les cheveux tant tout hurlait le mensonge ; il se poursuit avec ce qui s’est réellement passé ; et se conclut sur l’effet que cet événement a produit sur moi.

« Je suis révoltée tout simplement qu’à Paris aujourd’hui, en 2013, un jeune de dix-neuf ans puisse être assassiné, de façon relativement préméditée en plus puisqu’il se trouve quand même que les groupes avaient préparé le passage à tabac de Clément…

– Oui, puisqu’ils l’attendaient…

– Ils l’attendaient.

– … devant un magasin.

– Voilà. »

C’est Clémentine Autain qui s’exprime ici1 ; elle est interrogée par une journaliste, quelques heures après la mort du jeune militant d’extrême gauche, fils de professeurs de droit et étudiant à Sciences Po, Clément Méric. Elle parle donc de passage à tabac, de préméditation (même précédé d’un relativement qui tient de l’oxymore), d’assassinat et, plus loin dans l’interview, de crime politique. Au même moment, Harlem Désir, Premier secrétaire du Parti socialiste, explique qu’il s’agit d’un « ignoble crime de haine ».

Ceux qui auraient prémédité ce meurtre, continue Clémentine Autain, appartiennent à des groupuscules nationalistes. C’est aussi ce que dit Jean-Luc Mélenchon, en accusant les « groupes d’extrême droite [qui] assassinent en frappant ». Ces « skinheads » ont provoqué les « antifas » dans un magasin. Ceux-ci en aucun cas n’étaient venus pour se battre, explique un certain Mohamed Slimani, présenté comme « référent collectif antifa Paris banlieue » ; ils ont même averti les vigiles. Les skinheads ont été « sortis par la sécurité » ; mais, « loin de rebrousser chemin, ils seraient restés devant le magasin en attendant des “renforts” » ; quand finalement les antifas ont quitté le magasin, plusieurs skinheads les « ont encerclés, ont sorti des poings américains », et se sont jetés sur eux.

Au cours de cette attaque, Clément Méric a été frappé à mort. Une jeune femme explique qu’elle a vu des hommes au crâne rasé, tatoués « sur le cou », armés de poings américains, s’acharner sur lui. Un ami du mort assure qu’il a vu l’assassin « avec un poing américain » ; un autre évoque « un objet brillant sur les mains » ; et un article de L’Express certifie que « l’un des skinheads l’a frappé avec un poing américain. » Certains disent même que le jeune militant a été frappé à terre et achevé.

L’assassin armé et tatoué s’appelle Esteban Morillo ; et Jean-Luc Mélenchon explique que ce néo-nazi est un gaillard qui fait le double du poids de Méric (Patricia Tourancheau, de Libération, utilisera le terme « balèze »). « Nous ne nous attendions pas à un tel affrontement, dit l’un des antifas. […] Clément a été touché au visage par un coup-de-poing américain. Nous avons finalement réussi à faire fuir [les skins], mais trop tard : Clément est mort sur le coup. »

« Je me méfie, moi, de tous les amalgames et de toutes les comparaisons : il y a des faits, et les faits, c’est ce qui s’est passé, il y a deux jours, à Paris ». Soucieux de suivre le conseil exemplaire que donnait, sur RMC, M. Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, nous avons voulu revenir sur ces faits, effectivement, et uniquement, en nous fondant sur les résultats de l’autopsie, les enquêtes des journalistes, les propos et les décisions du procureur de la République et du juge d’instruction, qui s’appuient eux-mêmes sur les témoignages des vigiles et les images des caméras de surveillance.

Le mercredi 5 juin, une vente privée de vêtements de marque anglaise a lieu dans un immeuble du quartier Saint-Lazare, à Paris. Parmi les clients, deux groupes sont là : l’un est d’extrême gauche, l’autre d’extrême droite ; les antifas sont quatre, les skinheads également, dont une jeune femme de trente-deux ans prénommée Katia. Or cette rencontre, explique dès le début le procureur François Molins, est « totalement fortuite ».

Selon les témoins (les vigiles et les clients), un des antifas qui accompagnaient Clément Méric a provoqué et défié l’autre groupe, « déclarant ostensiblement “les nazis viennent faire leurs courses” ou quelque chose comme ça ». Le ton monte : les vigiles, prévenus par les skinheads, confirment que ce sont les antifas qui ont fait monter la tension : un des agents de sécurité « met en cause les quatre militants du groupuscule antifasciste auquel appartenait la victime, et plus particulièrement l’un d’entre eux », qui « avait des gants de boxe dans son sac » et poussait ses camarades à se battre ; les skins, toujours selon le vigile, « cherchaient plutôt à éviter l’affrontement et à partir discrètement ».

La jeune femme du nom de Katia appelle son compagnon au téléphone : il s’appelle Esteban Morillo ; il a vingt ans, il n’est pas armé ni tatoué, et il pèse soixante-cinq kilos. Les vigiles finissent par obliger les antifas à quitter les lieux. Ceux-ci s’en vont effectivement en prévenant les skinheads qu’ils ne s’en tireront pas comme ça et seront attendus à la sortie ; les skinheads auraient encore demandé aux vigiles de faire partir Méric et ses camarades qui étaient restés près de l’immeuble ; ce qui fut fait pour la seconde fois. Avant de vider les lieux, un des antifas aurait dit des skins : « Ce sont des gens qui ne devraient même pas être vivants. »

Les skinheads, que Morillo a rejoints, sortent du magasin – et tombent sur les antifas, qui les attendent. Le procureur dit qu’il n’était pas possible de savoir qui avait déclenché la bagarre ; que l’on pouvait seulement dire qu’il y avait eu une « rixe », une « scène de violence avec échange de coups »Les skinheads déclarent n’avoir fait que répondre à une agression et n’avoir agi que par légitime défense. Les témoignages concordent pour dire que deux antifas ont attaqué Morillo, tandis qu’un troisième, Clément Méric, l’attaquait dans le dos ; Morillo se serait retourné, aurait asséné deux coups de poing à Méric, qui est tombé et qui est donc mort un peu plus tard.

En conséquence, le juge d’instruction a mis en examen Morillo pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, et non pour homicide volontaire. En somme, contrairement à ce qu’ont affirmé, par bêtise idéologique, récupération cynique ou indignation surjouée, Mlle Autain et MM. Mélenchon, Valls, Désir, Plenel, etc., contrairement à ce qu’on a pu lire dans L’Express, dans Libération, dans Les Inrockuptibles, dans La Dépêche du midi, sur Rue89, Mediapart, etc., ce ne sont pas les skinheads qui ont provoqué les antifas ; et ce ne sont pas les skinheads qui ont attendu les antifas en bas de l’immeuble pour en découdre. Ce sont les antifas qui ont provoqué et attendu les skinheads, ce sont les antifas qui ont pris à partie Morillo. Celui-ci, qui ne porte pas de tatouage dans le cou et n’est pas « balèze », n’a pas lynché sa victime, ne l’a pas passée à tabac, ne s’est pas acharné sur elle : il a donné deux coups de poing à Clément Méric, en se retournant sur lui, qui l’attaquait dans le dos ; il n’y a pas eu de sa part préméditation, il n’y a pas eu de crime ni d’assassinat : il est coupable de « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».

« Clément Méric est mort assassiné, a pu écrire un romancier sur son blog. Je pense qu’il est difficile de dire le contraire. » C’est très facile, au contraire, aussi facile que de dire la vérité. (Comme un lecteur de ce blog avait rappelé au romancier que l’assassinat impliquait la préméditation, ce que « l’enquête en cours » devrait déterminer, l’écrivain en chambre avait répondu : « Je laisse ton commentaire uniquement par souci pédagogique. On oublie toujours trop vite ce qu’est le fumier » ; puis il avait appelé son correspondant « petite merde fasciste ». (Si j’ai tendance à trouver désagréable que l’on dise, pensant me faire plaisir, que je suis « écrivain », ce n’est pas seulement parce que je n’en suis pas un, c’est aussi parce que ce mot désigne des gens à qui j’aurais honte d’être assimilé.)

Pourtant, c’est sans doute parce qu’ils pensent, comme ce romancier, que Méric est mort assassiné, parce qu’ils pensent qu’il est difficile de dire le contraire, parce qu’ils pensent qu’il y a eu préméditation, passage à tabac par des balèzes tatoués et meurtre, parce qu’ils pensent, comme M. Mélenchon et Mme Vallaud-Belkacem, qu’il est indécent d’« atténuer la responsabilité des agresseurs » en renvoyant dos à dos la violence de l’extrême droite et celle de l’extrême gauche, parce qu’ils pensent comme M. Valls, protecteur et ministre des antifas, que « la haine a frappé », parce qu’ils pensent, comme un ancien redskin, que « les nazillons sont désinhibés » et que ce « meurtre » vient du climat « sexiste, homophobe et raciste » qui coagule depuis que prospèrent les adversaires de la « loi Taubira », parce qu’ils pensent comme Renaud Revel que ce drame, ce « tabassage en règle par des nervis d’extrême droite », était « inscrit dans les gènes du mouvement contre le Mariage pour tous », c’est parce qu’ils pensent tout ça que des dizaines de milliers d’étudiants, de militants, de syndicalistes ou de « simples citoyens » ont « défilé contre la barbarie » et que certains d’entre eux ont tout cassé sur leur passage et attaqué « un immeuble où résidaient des partisans de la Manif pour tous » aux cris de « pas de fachos dans nos quartiers, pas de quartier pour les fachos ».2

C’est aussi pour tout ça qu’une manifestante de soixante-quinze ans a pu dire de Clément Méric :

« Il aurait pu être mon petit-fils. »

Je ne saurais représenter le mépris où je tiens cette France défileuse, qui piétine la justice pour que passe la sienne, qui veut un procès politique alors que c’est une justice de classe qu’elle réclame. Elle l’aura ; et ce sera le procès des bourgeois qui ont eu tous les privilèges contre un jeune prolo qui n’en aura jamais aucun – le procès des possédants contre un fils d’immigré, immigré lui-même, qui n’aura connu que des boulots de pauvre, contre un jeune homme qui ne pensait pas tout ce qu’il faut penser et aura été dénoncé aux cognes, pour cette raison, par le maire de son village, contre un déraciné qui aura cherché son identité et l’aura trouvée, avec l’amitié et l’amour, dans les courants que les vertueux proscrivent, contre un garçon qui n’aura jamais voulu que survivre dans le monde que les salauds qui le condamnent aujourd’hui ont voulu pour lui.

Mais il n’y a plus de survie, ni même de vie, il n’y a plus que la mort – et c’est celle de Clément Méric, et elle est irrémédiable. Celle de Morillo peut commencer : il n’y aura pour lui aucun cortège, aucun défilé, aucune vertueuse vieille dame qui pourrait être sa grand-mère, seulement la France clémentineuse et autinisée, celle des fils d’universitaires, des antifas de souche et des étudiants à Sciences Po, celle des mauvais écrivains, celle des pas-de-quartier, des Valls-Belkacem, des Mélenchon, que tout estomac un peu frotté de justice ne peut que vomir – celle des flics, des crapules et des salauds.

 

Notes :

1. Les citations sont extraites d’interviews diffusées sur des chaînes de radio ou de télévision (RMC, BFMTV, etc.) et de témoignages parus dans la presse écrite (L’ExpressLibération, etc.).

2. Dans le même ordre d’idées, une étudiante ajoute : « Ce qui s’est passé avec la Manif pour tous et le mouvement de Frigide Barjot a un rapport [avec la mort de Méric]. Ils ont jeté de l’huile sur le feu. Ils ont ravivé la haine qu’il pouvait y avoir entre les différents mouvements radicaux. »

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